Mémoire et mémorisation sont des mots chers aux professeurs de langues vivantes mais il n’est pas toujours facile de savoir comment assurer la rétention à long terme des savoirs et des compétences acquises en classe. Les recherches montrent qu’il faut probablement se faire à l’idée qu’un cerveau sain oublie une grande partie de ce qu’il apprend. Toutefois, il n’en reste pas moins qu’il convient d’intégrer régulièrement des activités de mémorisation parmi les activités de classe habituelles : apprendre une chanson ou un court poème et le réciter, organiser un karaoké en fin de cours pour rendre utile un moment où les élèves sont parfois agités, etc. On peut également penser à demander des récapitulations régulières de ce que l’on fait, en y ajoutant une émotion, un sentiment ou un avis personnel. Car comme l’explique Michelle Green, professeure en section américaine au Lycée international de St Germain, la mémoire est renforcée par la prise en compte de l’affect et des émotions, éléments que l’on essaie trop souvent d’écarter des activités de classe, de peur qu’ils ne conduisent à des débordements. C’est bien dommage car ils renforcent, au contraire, les apprentissages. C’est pourquoi elle a incité ses élèves de 5e à faire des recherches sur les souvenirs des membres de leur famille pour en faire un booklet. Ce projet s’adapterait facilement à un EPI avec des collègues de lettres et d’histoire.
Mes classes de 5e ont eu la formidable opportunité de pouvoir visiter Amsterdam, dans l’objectif de découvrir le lieu où Anne Frank a vécu. Une des leçons essentielles qu’ils ont retenues de la lecture du journal et de la visite de sa cachette est ‟n’oublions jamais ce qu’il s’est passé ici”. Le thème de la mémoire est donc devenu le fil conducteur de nos séquences de littératures pendant une année.
L’importance des souvenirs a particulièrement été évidente avec l’étude du Passeur de Lois Lowry. Un aspect de la société pseudo-utopique décrite dans ce roman a particulièrement perturbé mes élèves : seul un membre de la communauté est chargé de recevoir et conserver tous les souvenirs du monde. Le Passeur a pour fonction de transmettre l’ensemble des souvenirs au nouveau Dépositaire, le jeune Jonas, de la douleur terrible du jeune soldat qui meurt de ses blessures à la bataille de Gettysburg, à la joie la plus somptueuse et sublime, comme le souvenir scintillant d’un premier Noël.
Faire reposer tous les souvenirs de la terre sur les épaules d’un seul homme est un lourd fardeau. Jonas s’interroge "mais pourquoi ne pas confier des souvenirs à chacun de nous ? Tout serait plus simple, d’après moi, si les souvenirs étaient partagés". "Cela nous rend sage", répond le Passeur. Ce livre a été le déclencheur pour mener ensuite le projet memory booklet avec mes 5e : ils ont interviewé leurs grands-parents, parents, frères et sœurs pour créer un album de souvenirs familiaux intergénérationnels.
Ce qui n’était qu’un simple projet scolaire est devenu une mine d’or et un héritage qu’ils souhaitent à présent transmettre à leurs propres enfants. Plusieurs d’entre eux ont carrément dédicacé leurs albums à leurs futurs enfants. Un a même noté sur la première page du sien ‟Ne pas ouvrir avant 2040 !”.
En ouvrant les booklets, le passé remonte à la surface : une arrière grand-mère sauvant un grand-père de la noyade, des pensionnats d’un autre siècle en Bretagne, une enfance en URSS d’après-guerre, un baptême de l’air dans un bombardier, des grands-parents et des parents fierté de leur famille en devenant généraux, docteurs, journalistes, une danse entre deux adolescents qui mène à un mariage cinq ans plus tard, des récits témoignant d’une rencontre avec Nelson Mandela, avec des champions olympiques ou avec le meilleur sumotori japonais.
Les élèves devaient également raconter le souvenir d’un événement mondial qui les avait marqués. Même s’ils étaient encore bébé et ne l’ont vécu qu’à travers leurs parents, nombre d’entre eux se souviennent du 11 septembre. Parmi d’autres souvenirs mondiaux qu’ils ont mentionnés, on trouvait le tremblement de terre du Sichuan en 2008, la fusillade de l’école élémentaire de Newton et l’accident nucléaire de Fukushima.
Ce ne sont que de petits morceaux de vie, mais je sais que s’ils vont se précipiter à la fin de l’année scolaire pour se débarrasser de leurs vieux cahiers, classeurs et cahiers de texte, ils garderont cependant leurs memory booklets bien rangés dans un coin. Même, lorsque j’ai demandé s’ils pouvaient les ramener à l’école pour les montrer aux autres, beaucoup m’ont répondu que leurs grands-parents souhaitaient les garder pour eux ! »
Note : Ce projet a été mené dans une classe Section internationale dans laquelle les élèves peuvent lire Le Passeur en intégralité. Mais vu que ce roman et le film qui en a été adapté sont populaires en France, beaucoup d’élèves connaîtront déjà l’intrigue. Beaucoup d’élèves ont également lu le journal d’Anne Frank en cours de français, donc les deux œuvres peuvent être utilisées comme points de départ.
Auteur(s) :
Michelle Green est enseignante en section internationale américaine au Lycée international de St Germain en Laye (78).
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